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Interview de Gilles Hanus

12 Décembre 2013

Interview  de  Gilles Hanus

Gilles Hanus : « Benny Lévy s’est toujours intéressé à la Torah des B'nei Noah »

- Gilles Hanus, vous êtes professeur de philosophie, vous avez été l’élève de Benny Lévy (disparu en 2003). Vous êtes l’auteur du livre « Benny Lévy, l’éclat de la pensée » aux Editions Verdier. Quel souvenir gardez-vous de Benny Lévy ?

Gilles Hanus : J'ai le souvenir d'un professeur à nul autre pareil, lisant les textes et y faisant pénétrer ses étudiants avec une intensité incroyable. C'était un lecteur hors-pair, capable de repérer dans les textes des nœuds problématiques toujours inattendus, mais toujours essentiels. Il était simultanément d'une très grande exigence et d'une immense générosité avec ses étudiants. Patient à bien des égards, mais sans la moindre indulgence, pressant, soucieux de vous inciter à toujours plus de rigueur et de pensée. C'était par ailleurs un homme avec lequel aucune conversation ne semblait anodine. On avait le sentiment qu'il ne perdait jamais le fil de sa méditation, et qu'il vous y entraînait. Il avait cette capacité de reprendre la conversation que vous aviez eue avec lui deux mois plus tôt, comme si c'était cinq minutes avant. Sa réflexion ne s'arrêtait jamais. Il avait un immense amour des textes et de ceux qui pensent et savait le faire partager. Il y avait en même temps chez lui une sorte d'irrespect pour la pratique académique de la philosophie. Irrespect qui prenait la forme de l'ironie envers toutes les paresses intellectuelles et le confort académique. Intensité existentielle de son judaïsme aussi. Toujours soucieux de susciter notre curiosité (je ne parle plus des cours ici dans lesquels il ne faisait pas mention de son judaïsme sinon en confrontant la lecture de tel philosophe à celle de Rachi par exemple, mais des quelques rencontres d'ordre « privé », à l'occasion d'un shabbat passé chez les Lévy ou d'un enseignement talmudique) quant aux mitsvot et à leur signification – du moins à l'effort en vue de dégager cette signification pour soi de la mitsva. Contrairement à l'image que l'on véhicule parfois, c'était aussi quelqu'un de très sensible – j'ai pu le vérifier à diverses reprises.

- La lecture de votre livre permet-elle une meilleure approche des textes de Benny Lévy ?

G.H : Je ne sais pas, mais je le souhaite. J'ai essayé en effet de dégager les points sur lesquels la pensée de Benny Lévy est actuelle – ce qui ne veut pas dire qu'elle correspondrait à l'actualité journalistique, mais qu'elle peut nourrir une réflexion tâchant de penser le monde aujourd'hui. Ils portent sur la pratique de la pensée, sur la politique, l'universel, sur ce que l'on a coutume de nommer « religion » mais que Benny Lévy abordait sous l'angle d'une réflexion sur le nom de Dieu et, enfin, sur la pratique de la lecture. La difficulté des textes de Benny Lévy réside dans leur concentration. Ce sont des textes qui ne peuvent être lus simplement mais qu'il faut étudier, déplier, faute de quoi leur compréhension est impossible. Cela a d'ailleurs favorisé quelques malentendus. Tout le sens de mon livre est de lever, autant que faire se peut, ces malentendus afin que l'on puisse recommencer à entendre la voix de Benny Lévy. Il est toujours difficile de juger ce que l'on a soi-même écrit, mais j'espère être parvenu sur certains points à donner une voie d'accès à sa pensée.

- Que représente l’œuvre de Benny Lévy dans le monde philosophique et dans le monde juif ?

G.H : D'un point de vue philosophique, la pensée de Benny Lévy a encore beaucoup à livrer. Nous avons commencé il y a quelques années à publier ses cours, dans lesquels sa pensée se déploie de façon suivie et patiente, et qui permettent je crois de mesurer le travail de lecture qu'il effectuait sur les textes philosophiques. Lecture totalement inhabituelle de Sartre par exemple ; lecture pleine de gratitude, mais extrêmement exigeante de Lévinas, n'hésitant pas à faire jouer les différentes tendances internes à cette pensée les unes contre les autres ; fréquentation ininterrompue des textes de Platon et de leurs commentaires néoplatoniciens (surtout ceux d'un certain Proclus). La liste n'est pas limitative, son enseignement philosophique portait aussi bien sur Philon d'Alexandrie, Blaise Pascal, Kant, Hegel, Marx, Spinoza, Hobbes, Kierkegaard, Descartes, etc… Pour le monde juif, je ne suis pas assez savant pour vous répondre de façon assurée. Je crois qu'il a incarné une nouvelle modalité d'habitation de l'existence juive. Par ailleurs, son approche des textes a suivi certainement, du fait de son histoire personnelle, un chemin inhabituel, car il a commencé par lire et étudier des textes ésotériques, avant d'en venir à des écrits plus « classiques ». Il ne s'est pas départi d'un goût prononcé pour les textes du Midrach. Il savait faire parler ces textes imagés. Leur difficulté lui convenait, qui le forçait à aller au-delà des concepts philosophiques sans cesser de penser. Finalement, il se retrouvait assez dans la tentative de Franz Rosenzweig, qui produisit selon lui une « pensée de l'existence, hors philosophie ». Il s'est également toujours intéressé à ce que l'on pourrait appeler la Torah des B'nei Noah. C'est-à-dire à ce que les Maîtres disent du rapport des non-juifs, dont je suis, à la révélation et à la mitsva. J'ai eu la chance d'assister (malheureusement la dernière année avant sa montée à Jérusalem) à son enseignement « noah'ique » qui a été déterminant pour moi.

- Comment expliquer que Jean-Paul Sartre a aidé Benny Lévy à assumer son identité juive ?

G.H : Il faut reconnaître à Sartre une grande générosité et une attention extrême à ce qui se passait chez les autres, pour autant qu'ils fussent ses proches. Sartre et Benny Lévy ont entretenu un dialogue régulier pendant sept ans, à la période où le second sortait du gauchisme et redécouvrait une certaine pratique de pensée et d'existence qui l'a mené à renouer avec son être-juif. Je ne sais s'il faut parler d'identité, le terme est problématique, car le fond de l'être-juif selon Benny Lévy c'est d'être étranger (ger). La vie réglée par les mitsvot produit une telle étrangeté fondamentale. Ceci dit, Sartre a assisté au retournement de Benny Lévy et il a compris l'importance de ce mouvement qu'il a pris tout à fait au sérieux. Sartre a appris à Benny Lévy à se déprendre de son rapport à la théorie, à recommencer toujours la pensée à neuf, à ne jamais se satisfaire de ce qui a déjà été pensé. Il a compris que le « retour » de Benny Lévy allait en ce sens, qu'il s'agissait d'un profond renouvellement. Il a donc poussé son interlocuteur à aller aussi loin que possible dans cette direction. C'est lui par exemple qui a exigé que Benny Lévy, connu auparavant sous le pseudonyme de « Pierre Victor », reprenne son véritable nom pour la publication de leurs entretiens. Il se trouve par ailleurs que les problèmes abordés avec Sartre ont nourri la réflexion de Benny Lévy jusqu'à la fin. Certes, Benny Lévy s'est éloigné de plus en plus de la philosophie, mais cela n'impliquait pas qu'il fût devenu sourd à son questionnement pour autant qu'il fût authentique.

Gilles Hanus « Benny Lévy, l'éclat de la pensée » Editions Verdier philosophie 160 pages, 15 euros. Site internet: www.editions-verdier.fr

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