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Interview de David Lemler

20 Juin 2014

Interview de David Lemler

David Lemler: L'Épître de la controverse pose, à mon sens, une question fondamentale

- David Lemler, vous avez introduit, traduit et annoté le livre de Shem Tov Falaquera
« L’accord de la Torah et de la philosophie – Epître de la controverse » (Editions Hermannn Panim el Panim). Qui était Shem Tov Falaque
ra ?

David Lemler: La question se pose en effet tant Falaquera reste à ce jour un auteur méconnu. Il s’agit d’un poète et surtout philosophe juif actif en Espagne au XIIIe siècle. Il est notamment l’auteur d’un des premiers commentaires sur le Guide des égarés de Maïmonide, sur lequel nous reviendrons. Falaquera appartient à une génération de philosophes post-maïmonidiens qui se sont efforcés d’introduire en hébreu la philosophie aux juifs non-arabisants d’Europe latine. En arrière fond, se trouve l’idée que la philosophie est indispensable à une compréhension véritable de la vérité et, par conséquent, de la Torah, qui est supposée en être la révélation. Si Falaquera est un tel inconnu à quoi bon traduire un de ses textes, me direz-vous ? C’est que son Épître de la controverse pose, à mon sens, une question fondamentale susceptible d’intéresser au plus haut point le lecteur contemporain.

- Quels sont les arguments essentiels développés dans ce livre ?

D.-L.: Ce texte donc vise à établir qu’il existe un « accord » entre la Torah et la philosophie. Il se présente de manière très vivante comme un dialogue entre deux juifs, qui représentent chacun une certaine forme de rapport à la croyance. Un « Pieux » qui estime que la philosophie est une « science étrangère » qui n’a pas sa place dans l’étude de la Torah, qui peut se contenter de ses interprétations reçues par tradition ; un « Sage » pour qui la compréhension véritable de l’enseignement de la Torah passe nécessairement par le recours à la philosophie. L’enjeu est donc la part de la rationalité dans l’étude de la Torah, entendue comme vérité donnée par une révélation. Le Sage parvient au fil du dialogue à convaincre son interlocuteur de la nécessité de la philosophie. Deux types d’arguments sont présentés. D’abord des arguments rationnels : la Torah prescrit par exemple d’affirmer l’unité de Dieu (dans le cadre de la lecture du Shema Israel notamment), or la compréhension véritable de l’unité passe par un travail conceptuel, de sorte que cette affirmation ne soit pas une pure proclamation vide de sens. Interviennent ensuite des arguments scripturaires et traditionnels, visant à établir que la Torah elle-même, écrite et orale, enjoint à un travail d’appropriation de la vérité par le biais de l’intelligence humaine. Un verset énonce, ainsi : [Lors de la sortie d’Égypte], il te fut montré pour que tu saches que l’Éternel est Dieu, il n’en est point d’autre (Dt 4, 35). Et le Sage de noter « pour que tu saches » et non « pour que tu croies » !

- La réflexion philosophique et l’étude de la Torah sont-elles compatibles ?

D.-L.: Du point de vue de la Torah, la philosophie, avec sa prétention à saisir la vérité par la seule force de la raison humaine, semble constituer une menace dans la mesure où elle suggère que le passage par une révélation est inutile. Du point de vue de la philosophie, c’est la soumission de la pensée au présupposé que la Torah est vraie et qu’elle légifère sur l’existence humaine qui paraît inadmissible. Un philosophe médiéval comme Falaquera ne remet nullement en doute, de manière radicale du moins, à la manière de la modernité philosophique, la validité de la révélation. Il est donc confronté à une vérité qui se donne dans deux ordres de discours : l’un démonstratif et conceptuel et l’autre narratif et législatif. Il s’agit pour lui de montrer que ces deux ordres énoncent en réalité la même chose, selon l’axiome « la vérité ne saurait se contredire elle-même ». Quant à nous, nous pouvons souligner qu’en un point au moins, philosophie et Torah affichent une grande proximité, à savoir dans l’injonction d’étudier la Torah, c’est à dire de chercher à faire siens ses enseignements, sans se contenter de les recevoir de façon toute extérieure et inquestionnée. On peut rappeler, comme le fait Falaquera, que l’acte fondateur de la tradition juive est paradoxalement un acte de rupture vis-à-vis de tout conformisme religieux : Abraham brisant les idoles de son père.

- Avec "Le guide des égarés", Maïmonide n'a-t- il pas tenté une conciliation entre Torah et philosophie ?

D.-L.: Savoir si une telle conciliation est ce que propose réellement Maïmonide dans le Guide est une question qui agite ses nombreux commentateurs depuis sa rédaction à la fin du XIIe siècle. Et aussi surprenant que cela puisse paraître, rares ont été les lecteurs à considérer que c’était le cas. Certes, c’est bien ce que semble proposer le Guide au premier regard. Il s’agit d’un traité adressé à un juif élevé dans la croyance et l’observance qui, ayant fait la rencontre de la philosophie, constate des contradictions manifestes entre les enseignements littéraux de certains versets et certaines thèses établies rationnellement (comme l’incorporalité de Dieu). Maïmonide se propose de montrer à un tel lecteur que les contradictions qu’il croit percevoir n’en sont pas. Mais légitimer rationnellement la Torah constitue-t-il une entreprise proprement philosophique et non pas seulement une tentative de défendre l’édifice religieux face à la menace que fait peser sur lui la philosophie ? Dans cette perspective, on peut fort bien comprendre Maïmonide comme une pure figure religieuse (puisqu’il est, avec son code de la loi juive, le Mishneh Torah, une autorité majeure en matière de halakhah). Le recours à la philosophie ne servirait alors qu’à s’adresser, de manière toute circonstanciée, à une jeunesse en déroute qu’il s’agirait de ramener dans le giron de la tradition. On peut très bien symétriquement voir en lui un pur philosophe qui feindrait de montrer un accord du judaïsme et de la raison pour se laver de toute accusation d’hérésie et que la masse des fidèles le laisse philosopher en paix. C’est là, renvoyées dos à dos, en se dispensant des nuances qu’une telle question appellerait, les interprétations de cette personnalité fort complexe qu’offrent réciproquement l’orthodoxie religieuse d’une part et l’orthodoxie universitaire de l’autre. Dans chacun de ces deux cas, la « conciliation » de la Torah et de la philosophie dans le Guide maintient en réalité l’idée d’une incompatibilité fondamentale entre ces deux champs discursifs. Prendre au sérieux cette idée de conciliation de la Torah et de la philosophie, proposée par le Guide, revient en revanche à considérer que s’y joue une véritable option philosophique singulière. Cela suppose d’envisager comme une thèse philosophique, l’énoncé : « la vérité - celle là même que la raison peut se donner à elle-même - se donne aussi comme une loi révélée », autrement dit comme une convocation des hommes dans leur pensée et leur existence.

Shem Tov Falaquera “L'accord de la Torah et de la philosophie – Epître de la controverse” Introduction, traductions et notes de David Lemler – édition bilingue hébreu-français. Editions Hermann - Panim el Panim - Février 2014 - 292 pages - 18 euros. www.editions.hermann.fr

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